Dès mon arrivée, il me donne le ton sans fioritures: il me racontera, je poserai les questions au fur et à mesure. Je décèle tout de même un léger sourire malicieux et accueillant. Face à cette voix imposante, je m’exécute.
Nous sommes dans sa chambre à l'ephad: une seule et unique pièce dans laquelle il passe la plupart de son temps. Le lit, situé au milieu de la pièce, fait face à la télé posée sur un meuble en bois de taille moyenne contre le mur. La pièce est agrémentée de deux, trois meubles ici et là, le strict nécessaire. Les meubles, le mobilier, chaque objet présent a son utilité. Les quelques photos qui ornent le mur sont celles de sa femme décédée et de sa descendance. Il n’en faut pas plus, la seule et unique présence de cet homme suffit à donner vie à ce lieu quelconque. Avant de commencer, il s'installe dans son lit, en position « relax » : semi assis, les jambes tendues recouvertes d’une couverture qu’il tient fermement de ses deux grosses mains usées et le dos droit. Quand à moi, c’est assise sur son fauteuil situé à droite de son lit que je m'installe pour l'écouter.
Notre échange débute: « Que de la tristesse, voilà ce que je vais vous raconter ! » me lance-t-il. Et nous sommes immédiatement projetés en 1942, en pleine seconde guerre mondiale. Suite à ce premier évènement marquant de sa vie, le mot « tristesse » prend tout son sens et je comprends alors que ce n’est que le début. Ce premier souvenir fut très probablement traumatique. Être confronté à la guerre, si jeune, si vite, trop vite : la guerre n’a pas de préavis. La colère mélangée à ce sentiment d’injustice et d’impuissance face à ces atrocités peut-il vraiment un jour disparaître ? Apprendre à vivre avec était la seule chose à faire pour avancer car le choix est un luxe qui n’est pas permis en temps de guerre.
Puis nous abordons son enfance, le milieu dans lequel il a grandit et je ne peux m'empêcher de me sentir si petite face à cet homme faisant preuve d'une résilience incroyable face à la rudesse de la vie de ses jeunes années. Les souvenirs d'enfance refont surface peu à peu et face à moi, je découvre un petit garçon au regard pétillant et plein de malice avec cet air amusé qui vous donne envie de sourire et de sauter à pieds joints dans les flaques d'eau avec lui.
Ces deux gros sabots, dans lesquels il allait à l'école tous les jours, il s’en souvient encore très bien. Ils reflètent toute son enfance, un objet indissociable de cette époque pour lui. Il me confie même les avoir gardés, ils sont un vrai symbole le ralliant à toute une décennie. Et je m’autoriserai même à comparer son enfance à ses deux gros sabots de bois : aussi durs et peu confortables soient-ils, il les garde aux pieds et en prends soin car ce sont ses sabots qui lui permettent de marcher, et d’avancer à ce moment-là. Ils lui sont indispensables.
Il continue à me relater les épisodes marquants de son enfance, quand tout à coup, il se tut, je vis son regard baisser, s'assombrir, ses yeux partir dans le vague, son visage s'éteindre, penché vers l'avant. Quelques secondes passèrent et il me lance: "Et puis, j'ai fait la guerre". Il y eu de nouveau un blanc: lui replongé dans cette époque en un rien de temps, moi, sonnée par ce que je viens d'entendre, comment ai-je pu de ne pas anticiper ce moment? Loin de moi l'envie de réveiller de vieux souvenirs enfouis et probablement douloureux. Je tente une analyse expresse dans ma tête: entre une éducation qui vous dit de se taire, toute une vie passée depuis et un besoin de se libérer de ce poids, la question se pose : doit-on en parler, doit-on esquiver ? Je décide de briser ce silence interminable en lui suggérant : "Nous ne sommes pas obligés d'en parler, prenez votre temps, c'est vous qui choisissez". Il suit certainement son instinct à cet instant et a le courage de me confier une partie de ce qui fut probablement l’une des expériences les plus tristes et marquantes de sa vie.
Il me raconte comme s'il revivait l'histoire, tout son corps réagit à ce qu'il dit. La voix monte, les poings se serrent, il m'emmène en Algérie avec lui. Les émotions, inutiles de les décrire, je les vois et les mots semblent dérisoires face à l’expression de son visage et de tout son corps à ce moment-là.
Après deux heures d'entretien, il sort un album photo renfermant une multitude de souvenirs et la preuve en image de tout ce qu'il venait de me raconter. L'espace d'un instant, j’ eu l'impression d'être la petite-fille qui écoute son grand-père lui relater son histoire de vie. La connexion est là, sans nul doute! En quittant ce lieu, je savais que cette histoire restera à jamais gravée dans ma mémoire.
Ajouter un commentaire
Commentaires